Ma, l’intervalle créatif, épisode 2 : Ma et architecture

novembre 6th, 2015 Posted by Spatialité et temporalité, Ville et vivre ensemble No Comment yet

Ma et Architecture

Pour ce deuxième article consacré au concept Ma, après avoir défini ses principes et sa singularité (Cf. article précédent), Holocene Design Gallery interroge sa place dans l’architecture contemporaine. Qu’est-ce qui peut caractériser Ma dans l’architecture ? Comment certains architectes se sont-ils appropriés Ma pour fonder leur architecture ou repenser leur rapport au temps et à l’espace ?

L’omniprésence du temps qui passe est rattachée de façon inhérente à cette notion de Ma. Les notions de temps et d’espace sont unies dans ce seul concept Ma – intervalle existant naturellement entre deux objets ou entre deux actions. C’est-à-dire dans l’espace : vide et ouverture entre deux éléments. Ou, si l’on privilégie la notion du temps : intervalle, pause existant dans un processus se déroulant en plusieurs moments.

L’architecture dépasse la densité de la matière pour nous aider à lever le voile du visible et nous permettre d’accéder à d’autres dimensions, mettant au service de l’Homme un élan poétique réunissant temps, espace et nature.  « L’architecture japonaise se délabre en accord avec le temps ou se fond dans la nature. » (Tadao Ando). Découvrons le travail de quelques architectes japonais ou européens pour préciser les contours du Ma en architecture.

 

Arata Isozaki, associer les contraires pour développer l’harmonie

Une oeuvre majeure

4_Arata_Isozaki_Himalayas_Center

Disciple de Kenzo Tange, Arata Isozaki est un des fondateurs de l’identité architecturale japonaise contemporaine. Exposant ses idées lors de nombreuses conférences au Japon, aux Etats-Unis ou en Allemagne, Arata Isozaki estime qu’il n’y a pas de vide sans l’existence du plein, pas d’obscur sans la présence de la lumière. Son architecture développée en quarante ans de création associe subtilement les contraires comme un tout. Son art combine savamment des formes géométriques simples pour y faire jouer l’ombre et la lumière.

 

MA espace temps au Japon

2_Arata_Isozaki_Exposition-Ma2

Dès 1978, Arata Isozaki était le concepteur de l’exposition « MA – espace-temps au Japon » organisée au Musée des Arts Décoratifs  pour le Festival d’Automne à Paris. Cette première rétrospective, unique en France, montrait de façon audacieuse que selon les Japonais, il n’existe aucune différence entre les deux notions de temps et d’espace telles que les perçoivent les Européens.

1_Arata_Isozaki_Exposition Ma

Le concept de Ma définit au Japon un intervalle, nourrit la perception de l’environnement, constitue le fondement de la création artistique et de la vie quotidienne au point que l’architecture, mais aussi I’art, la musique, le théâtre, l’art des jardins sont tous appelés des arts Ma. Arata Isozaki proposait aux visiteurs un parcours où la représentation du profane et du sacré s’entremêlent. Le visiteur se trouvait ainsi confronté tout au long de l’exposition à cette fragile frontière entre le traditionnel et l’avant-garde caractéristique de la civilisation japonaise contemporaine.

2_Arata_Isozaki_Exposition-Ma3

Pour assurer la présentation de ce concept dans le cadre de cette exposition, sept expressions d’espace avaient été dégagées dans une pièce séparée de telle sorte que le visiteur pressente chaque espace de manière auditive, visuelle et sensuelle. Les sept concepts d’expression du Ma avaient été choisis dans le vocabulaire de la tradition japonaise. Chaque mot, en quelque sorte reconnaissance de l’espace et du temps, était représenté par une forme artistique.

3_Arata_Isozaki_3

Fumihiko Maki, retrouver l’espace sauvage

Le métabolisme de la convertibilité

5_Fumihiko_Maki_Kaze_No_Oka_1

Kaze No Oka Architecte : Fumihiko Maki

Fumihiko Maki, architecte japonais contemporain lauréat du Prix Pritzker en 1993, a introduit un concept spatial japonais adapté aux besoins urbains modernes, en respectant la nature et la culture japonaise. On y trouve à la fois une forme de cocooning autour d’un espace intérieur (oku), des ouvertures sur d’intimes jardins japonais, avec l’usage d’espaces ouverts qui inscrivent la présence du concept Ma dans l’habitation.

Fumihiko Maki introduisit le concept architectural dominant des années 1970, le «métabolisme de la convertibilité », qui permet de modifier l’utilisation des espaces en les adaptant aux besoins du moment, toujours fortement présent dans l’ensemble des constructions japonaises.

Un ancrage dans les éléments naturels

Place: Nakatsu, Oita Architect: Fumihiko Maki

Kaze No Oka Architecte : Fumihiko Maki

Fumihiko Maki sait inventer son style propre, résolument moderne, mais respectueux des pulsions naturelles et des singularités de la culture japonaise. L’espace sauvage, à travers toutes sortes de métaphores, demeure un repère fondamental dans son architecture.

Concrètement, l’architecture de Fumihiko Maki est faite de béton, de métal et de verre, mais il sait aussi intégrer la mosaïque, l’aluminium anodisé et le bois dans les aménagements intérieurs. Au Japon, où les normes anti-sismiques sont draconiennes, il sait jouer sur la légèreté des matériaux et des formes pour respecter ces contraintes.

 

Vincent Van Duysen, développer une poésie architecturale

VVD_Vandervoort_08.013 032

Architecte : Vincent Van Duysen

Vincent Van Duysen est un architecte et designer belge dont chaque projet est caractérisé par une réelle dimension poétique, qu’il se situe à Paris, Londres , Beyrouth ou Hong Kong.

8_Vincent Van Duysen_2

Architecte : Vincent Van Duysen

Il a déjà travaillé à Milan avec Aldo Cibic (partenaire de Sottsass Associati & et fondateur du groupe Memphis) avant de créer son propre studio à Anvers, s’attirant notoriété auprès de de personnalités aussi diverses que Ilse Crawford ou Julianne Moore.

9_Vincent Van Duysen_3

Architecte : Vincent Van Duysen

Vincent Van Duysen revendique une esthétique flamande et belge, combinant héritage du passé (inspiration de grands peintres, de l’artisanat, des draps, des meubles en bois massif et des couleurs naturelles) et élans d’une modernité très nette et dépouillée.

 

John Pawson, rendre simple pour mieux habiter

10_John-Pawson_Montauk-House

Montauk House  Architecte : John Pawson

«Je suis originaire du Yorkshire : franc-parler, espace brut » déclare l’architecte anglais John Pawson. Son concept architectural, souvent minimal, privilégie le calme, le sens de l’harmonie et de l’espace – combinant la simplicité, la grâce et la clarté visuelle. Après un séjour de 6 ans au Japon, au cours desquelles il a notamment visité à Tokyo le studio de l’architecte et designer japonais Shiro Kuramata, il établit son propre cabinet à Londres en 1981 .

11_John-Pawson_Montauk-House_2

Montauk House  Architecte : John Pawson

Ne revendiquant pas directement le concept Ma, John Pawson évoque cependant toute l’ambivalence de la condition humaine contemporaine, les oscillations entre les contraires. « Nous vivons tous dans un état ​​de contradiction. Nous voulons créer de l’ordre et nous sentir libérés du poids de trop de biens , mais en même temps, nous aimons accumuler des choses. Nous voulons voyager et être seuls dans le même temps. Nous voulons avoir du succès et gagner plus d’argent, mais nous voulons aussi tourner le dos au monde de l’entreprise. »

Baron House, Fabian Baron 07-2006

Baron House  Architecte : John Pawson

La simplicité est ici revendiquée comme une valeur forte et radicale. Le travail architectural de John Pawson se concentre sur les moyens d’aborder les problèmes fondamentaux de l’espace, des proportions, de la lumière et des matériaux. Pour découvrir le travail de John Pawson, cliquez ici.

 

 

Axel Vervoort : se réapproprier le passé pour créer une nouvelle modernité

13_Axel_Vervoordt_1

Axel Vervoordt est d’un curiosité insatiable, à la fois architecte d’intérieur de renom (il a travaillé pour de nombreuses personnalités parmi lesquelles Pierre Bergé et Dries Van Noten), antiquaire à Anvers, auteur de nombreux ouvrages dont un sur l’esthétique Wabi Sabi. Il travaille actuellement sur un projet de fondation qui verra le jour en 2017.

14_Axel_Vervoordt_0

« Nous chérissons les choses qui sont faites par le temps » affirme Axel Vervoordt dont le credo semble favoriser les tons neutres, les pièces irrégulières, les antiquités richement patinées, la patiente sélection d’objets, le mélange éclectique d’œuvres d’art tant anciennes que modernes.

15_Axel_Vervoordt_2

Le savant agencement des pièces les unes par rapport aux autres, la prise en compte de l’espace pour les faire vivre, la densité du vide sont autant de valeurs qui font le prix du travail subtil d’Axel Vervoordt.

http://www.axel-vervoordt.com/

 

Augustin Berque et le déploiement des formes architecturales

De la définition à la mise en perspective

19_Tadao_Ando_Koshino_House_2

Koshino House Architecte : Tadao Ando

Augustin Berque est géographe, orientaliste et philosophe, directeur d’études à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Il a été en 2009 le premier occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie.

« En termes d’espace, Ma signifie un intervalle entre deux choses qui se jouxtent (…) C’est plus particulièrement, en architecture, une pièce dans un bâtiment : le séjour par exemple dans ima 居間, la pièce d’accueil dans ôsetsuma 応接間, le renfoncement orné dans tokonoma 床の間. C’est aussi le numéral des pièces : san ma aru ie 三間ある家, une maison de trois pièces. Enfin, c’est une longueur de tatami correspondant à une certaine région : Edo ma 江戸間, kyô ma 京間 (tatami de la capitale), inaka ma 田舎間 (tatami rural). »

Ma est un intervalle dans une séquence à la fois temporelle et spatiale : les espaces et les formes de l’architecture, l’agencement intérieur, la disposition des objets ne prennent vie qu’en tant qu’ils constituent chacun un élément concret du tout et inter-réagissent les uns avec les autres.

« A l’opposé du temps et de l’espace abstraits que s’est donnés la modernité occidentale, dans l’espace-temps concret de toute culture traditionnelle, les choses vont ensemble. Elles s’impliquent les unes les autres, dans l’aller-avec de ce qui est justement l’espace-temps de la concrétude. »

Ma renforce les liens avec la nature

Augustin Bercque souligne que, loin d’abstraire le sujet de son milieu, la culture du Ma exalte au contraire ses liens concrets avec les lieux, les choses et les saisons. N’opposant pas l’abstrait au concret, ce concept replace l’individu dans un lieu et une temporalité concrète, tout comme l’illustre le genre poétique du haïku. L’espace est un milieu concret, toujours hétérogène, limité par un horizon, orienté non seulement par notre corps mais aussi par une certaine histoire, autrement dit par un avant et un après qui sont nécessairement de l’espace-temps, pas seulement de l’espace. Pour découvrir le travail d’Augustin Bercque, cliquez ici.

 

Ma, ou comment ré-envisager le rapport de l’Homme à son environnement

Vers une philosophie de l’existence humaine

Parlant de l’art de l’Ikebana, Roland Barthes écrit dans L’Empire des Signes « ce qui est produit, c’est la circulation de l’air, dont les fleurs, les feuilles, les branches ne sont en somme que les parois, les couloirs, les chicanes, délicatement tracés selon l’idée d’une rareté… »

De même, lorsqu’elles s’approprient le concept Ma, l’architecture et la ville elle-même peuvent revêtir un côté inachevé, organique, en devenir, donnant l’impression d’être en constant mouvement avec des chantiers qui se succèdent, des bâtiments qui se renouvellent, des objets qui marquent le temps qui passe. L’usage même de l’habitation évolue, le design intérieur est pensé pour s’adapter aux humains qui l’habitent.

Le concept Ma trouve dans l’architecture, et plus largement dans le design intérieur, une richesse et une profondeur qui dépassent le champ purement architectural. C’est d’une philosophie de l’existence humaine qu’il est ici question. Elle est accessible intuitivement à l’architecte, et a plus forte raison au designer ou au paysagiste. En rendant l’impermanence palpable, elle propose à l’Homme de se reconnecter avec  l’environnement naturel, de retrouver la plénitude de son existence par un nouvel espace de vie et de pensée.

La proximité avec la nature : Tadao Ando

16_Tadao_Ando_Chichu_Museum_1

Chichu Museum Naoshima  Architecte : Tadao Ando

Intégrant le concept Ma, l’architecture reste proche de la nature,  respecte tant le paysage (le lieu) que l’histoire locale (le temps). Ainsi, lorsque Tadao Ando envisage la construction au bord de la mer du Chichu Museum à  Naoshima en 2005, l’architecte choisit d’enfouir le bâtiment. Il explique en effet que la création d’un bâtiment au bord de la mer en hauteur pourrait blesser le paysage, qu’il faut donc l’enclaver afin de ne pas blesser le relief. En japonais « chichu » signifie « underground ».

17_Tadao_Ando_Chichu_Museum_3

Chichu Museum Naoshima  Architecte : Tadao Ando

Le grand architecte japonais résume ainsi son approche :

« Conduire l’espace architectonique à ses limites et le compléter avec une influence humaine. Mon architecture est consciemment réduite et cherche les  limites, mais des facteurs comme la vie humaine, la nature, la lumière du jour aussi bien que le changement de saisons l’enrichissent et la rendent plus profonde. Ceci crée une abondance qui va plus loin que le minimalisme. »

18_Tadao_Ando_Chichu_Museum_2

Chichu Museum Naoshima  Architecte : Tadao Ando

« Mon approche de l’architecture est de créer une harmonie entre l’architecture et éléments de la nature ; tels que la lumière, le vent, les sons de la nature et des vagues, et des paysages riches. Je veux que tous ces aspects pour être combinés avec l’ambition de créer un espace confortable rendu possible par la géométrie »