Etre Habitant ? points de vue d’anthropologues

juin 4th, 2015 Posted by Interviews No Comment yet

Entretien avec Ferdinando Fava et Nadja Monnet

Ferdinando Fava et Nadja Monnet sont anthropologues et chercheurs au Laboratoire Architecture Anthropologie (LAA). Ils sont conjointement en charge d’un chantier de réflexion interdisciplinaire sur la question : Etre habitant ?

Ils nous expliquent la genèse de cette initiative et leurs axes de recherches sur un sujet mobilisateur.

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HOLOCENE DESIGN GALLERY : Qu’est-ce que le LAA ?

Nadja MONNET : Le Laboratoire Architecture Anthropologie (LAA) réunit des chercheurs qui viennent de différents champs disciplinaires : principalement des anthropologues et architectes, voire des personnes avec cette double formation mais aussi des urbanistes, sociologues, une historienne, des photographes, une artiste plasticienne, etc.. La volonté de l’interdisciplinarité est très forte dans toutes les démarches. Depuis deux ans, nous avons décidé de créer des chantiers que nous allons mener pendant 5 ans. Avec Ferdinando Fava, nous sommes en charge de la réflexion du laboratoire qui tourne autour de la question : Etre habitant ? que nous abordons collectivement au travers de nos travaux de recherche personnels.

Ferdinando FAVA : En tant qu’anthropologue, notre préoccupation n’est pas de donner une définition nous-même, mais de comprendre comment les différents acteurs de la ville conçoivent leur manière d’être habitant. Qu’est-ce être habitant pour les résidents, les riverains, les décideurs publics, les associations citoyennes ? Qu’est-ce que c’est être habitant du point de vue d’un architecte, d’un urbaniste et des médias… car les média bâtissent la ville et le monde au même titre que les briques et le ciment. On a décidé de ne pas donner une définition d’être habitant, mais de poser la question à l’aune d’un monde globalisé, hyper-connecté, avec aussi beaucoup de viscosités du fait des inégalités. Notre pratique de l’espace et celle du positionnement social, nous conduisent à réfléchir à une certaine manière d’habiter. La phénoménologie parle de « l’être habitant » de manière très générale. Or, on voit que ma manière d’habiter à Rome n’est pas la même qu’à Dakar ou dans les HLM de St Denis. Donc les rapports à l’espace, à l’objet, ici vont aussi se forger à partir d’un positionnement social, d’une représentation, d’un habitus. (En latin, habitus  définissant une manière d’être, une disposition d’esprit.)

Nadja MONNET : il n’y a pas seulement un rapport à l’espace, il y aussi un rapport au temps. Qu’est-ce qu’on veut faire dire à ce mot habitant ? On est parti du constat qu’avant on parlait plutôt de citadin ou de citoyen, s’il avait le droit de vote. Et aujourd’hui, c’est plutôt le terme d’habitant qui est utilisé. La question de qui utilise quel terme nous intéresse particulièrement car les mots ont une histoire et cette histoire n’est pas anodine. Actuellement, on demande aux habitants de s’exprimer, de donner leur avis sur des projets, l’aménagement des espaces publics. Marianita Palumbo dans son analyse de la Goutte d’Or, met en avant le fait que d’être habitant semble devenir une injonction. Cela pose la question de qui est considéré habitant, de quels habitants on parle, et quels comportements on attend des habitants.

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Ferdinando FAVA : Ces mots sont devenus aujourd’hui très flous, c’est pourquoi nous voulons avoir une position critique sur tout cela. En tant qu’anthropologues, ce qui nous intéresse c’est de savoir quelle est la signification que l’acteur donne à ce mot. Chaque mot nous interroge sur l’orientation du cours de l’action qu’il interdit ou permet et sur ce qui le distingue aussi d’autres cours d’actions.

HDG : Les partis pris sont différents entre un architecte, un urbaniste, un décideur de la politique de la ville sur l’idée d’être habitant. Cette notion s’ancre dans plusieurs dimensions. Comment parvenir à une vision partagée ?

Ferdinando FAVA : Nous essayons d’analyser quelles sont les rhétoriques et les pratiques que ces représentations soutiennent et produisent.

HDG : Comment concilier les différentes approches constitutives de cette notion « être habitant » ?

Ferdinando FAVA : Nous créons des liens à l’échelle microsociale là où nous sommes. Et Nos liens renvoient à ce qui n’est pas nécessairement ici ou maintenant : à nos réseaux de relations, à d’autres liens et à nos lieux. En ce sens, le monde d’espace global qui n’est donc pas ici au moment où nous parlons, apparait tout de même dans ce microsocial du fait de nos relations et de la manière de nous rapporter et de tisser des liens avec cet espace global. En effet, comment penser les liens à l’espace bâti pour un architecte ou penser les liens avec des objets pour un designer ? Beaucoup d’architectes vont voir l’anthropologie de la culture matérielle et l’extrapoler aux bâtiments. Toutes les questions de Bruno Latour, ou celles au sujet du post-humain illustrent de quelle manière nos liens et nos lieux nous façonnent et réciproquement. Il faut tenir compte des différentes échelles car il y a des phénomènes non visibles comme la ville-même qui est toujours la reconstruction d’une totalité.

HDG : La pluralité de facteurs par rapport à l’endroit où l’on vit, influe sur notre manière de s’approprier l’espace, la ville, notamment avec les outils du numérique.

Ferdinando FAVA  Notre démarche, et c’est aussi l’originalité du Laboratoire, vise à mettre ensemble l’échelle de relation inter-individuelle, et celle plus large et macro, qui reste toujours et nécessairement dans un monde globalisé. La promesse est là : comment nos liens face to face sont modifiés ou interviennent avec ces relations, et vice et versa. Il y a aussi une interrogation que nous portons à l’échelle des liens du quotidien sur lesquels nous travaillons aussi. Là où nous sommes, nous reconstruisons sans cesse des liens et des lieux.

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HDG : Si ces paramètres et ces externalités influent sur notre comportement ou notre façon de vivre, dans quelle mesure pouvons-nous rester maître de notre destin au sens dans notre vie urbaine ?

Ferdinando FAVA : J’ai mené un travail de recherche dans un quartier de Palerme*, un quartier considéré comme le trou noir de la périphérie italienne, très stigmatisé. On a comparé ce quartier avec d’autres quartiers de design dits modernistes. Ce quartier avait fait l’objet d’une maquette qui avait été exposée au MoMA en 1994 pour monter un exemple de design italien (cf. The Italian metamorphosis au MoMA). L’image que renvoyaient les médias sur ce quartier, au même moment de l’exposition, était très négative et ses habitants considérés comme des parias. Or, nous anthropologues, nous ne sommes pas satisfaits de voir les choses de l’extérieur, on veut au contraire interagir, voir du « dedans » et « du bas », prendre le temps d’entrer dans les maisons de ces habitants, écouter leurs récits de vie. On découvre alors que la question centrale c’est rester maître de son propre destin, là où justement rien n’est sous contrôle. Seulement le bâti et la relation. Dans cet exemple, les gens ont rebâti, bricolé leurs maisons. Ils ont transformé le projet initial. Comment interpréter cet acte ? D’après moi, c’est mettre de l’ordre dans le chaos. C’est une manière de résister à une machine qui est à l’extérieur, donc à une échelle beaucoup plus large, qu’ils ne voient pas et qui détruit et appauvrit le quartier. Ils sont dans la possibilité de choisir, liberté donnée selon leurs trajectoires affectives, et personnelles. Les contraintes spatiales et symboliques ressortent à partir du moment où il y a un désir, un projet. De l’intérieur, vous découvrez que cela pourrait être à Paris, à Naples, dans n’importe quelle ville. De l’intérieur, le monde change de représentation. Usuellement, on utilise l’intérieur, l’objet comme un reflet de soi-même. Or c’est très réducteur. Alors que ce qu’on oublie c’est la performance. Un peu comme ce programme de télé-réalité dont je parle à mes élèves.  Cette émission montre comment un garçon choisit de sortir avec une fille sur le seul fait de découvrir les objets de sa chambre, les choses intimes. Dans cette construction de la subjectivité, il y a l’idée que l’intérieur est un reflet de personnalité. Mais on ne veut pas analyser ce rapport entre l’objet et le sujet.

HDG : Est-ce qu’être habitant c’est potentiellement prendre conscience de l’environnement et des enjeux du réchauffement climatique. Faut-il y voir une relation entre l’habitant et la nature ?

Nadja MONNET : Notre relation à la nature a changé au cours du temps mais aussi n’est pas la même en fonction de nos systèmes de croyances. Philippe Descola nous dit qu’en Occident, à partir du 17ème siècle, on a commencé à entrevoir la nature comme quelque chose d’extérieur aux êtres humains et donc exploitables car si on considère que les pierres, plantes et animaux n’ont rien à voir avec les humains, on peut alors commencer à expérimenter avec eux. Ce qui est impensable dans les sociétés qui considèrent que tout impact sur le monde naturel aura un impact sur les humains. Ces sociétés ne conçoivent d’ailleurs pas de rupture entre nature et culture comme nous le faisons en Occident. C’est l’Occident du 17ème siècle qui a créé l’idée de nature. Maintenant qu’on peut prendre la mesure des dégâts que nous provoquons sur la planète, on est constamment interpellé sur les gestes éco-responsables et du coup la notion de responsabilité semble étroitement liée à la notion d’habitant depuis quelques années.

HDG : en 2050, la majorité de la population sera concentrée en ville, il y a aura aussi un contraste entre être habitant en ville et être habitant en milieu rural ?

Nadja MONNET : « Etre » tout court. Etre habitant est une notion assez récente et on voit que c’est assez lié à cette injonction de participation. Il faut consulter les habitants. Il existe en France à présent des conseils de quartier et c’est obligatoire. Du coup, cela nous intéresse de savoir qui est consulté, quel type de population. La question de l’habiter, on en parle un peu partout. La question de l’habitant c’est à dire qui a la parole, l’habitant qui doit être responsable, l’habitant qui doit avoir une certaine manière de fonctionner. Le prototype de l’habitant idéal en somme, nous interroge également.

HDG : Comment travaillez-vous avec d’autres disciplines qui n’ont pas le même langage que vous ni les mêmes outils que vous anthropologues sur ce chantier « Etre habitant » ?

Nadja MONNET Notre méthodologie dans ce chantier Etre habitant ? consiste plutôt à interroger les mots. Chacun vient avec des expériences terrains et des réflexions théoriques sur des mots et on questionne ces mots. Tout travail interdisciplinaire suppose des phases d’apprivoisement des méthodes apportées par les autres. Par exemple, un des premiers travaux interdisciplinaires du LAA « Tranche de ville » date d’il y a plus de 10 ans. Ça a été un défi car pendant 3 mois, chaque chercheur essayait de travailler selon le point de vue de l’autre. Les géographes ont appris à regarder la ville comme des anthropologues, les anthropologues ont utilisé les outils des géographes, des urbanistes.

HDG : Est-ce qu’il y a un facilitateur pour orchestrer ces interactions ?

Nadja MONNET : Je crois beaucoup aux affinités. L’interdisciplinarité sans affinités entre les gens ne marche pas.

Ferdinando FAVA : On parle de « cross-fertilization » des rapports, des catégories aussi à travers le choc de la différence. Au-delà des disciplines, sans les abolir, ni les effacer. J’entre en tant qu’anthropologue, je fais un pas à côté et c’est possible, à partir du moment où j’ai choisi une limite. Dans cet entre-deux, dans ces espaces nouveaux dans lesquels tous nous sommes, nous perdons le contrôle. Il faut perdre le contrôle.

Nadja MONNET : Et il faut aussi accepter de le perdre…

Ferdinando FAVA : Une épistémologie, une méthodologie vous donne de la sécurité sur le résultat. Mais l’interdisciplinarité, c’est accepter de s’exposer à l’anxiété, au processus dans lequel on ne voit pas tout de suite où nous allons. Si vous sentez ce risque, c’est que quelque chose se met en mouvement, vous commencez à cerner le problème.

HDG : Pourriez-vous nous faire part d’une expérience issue de ce type de collaboration ?

Nadja MONNET : J’ai fait une résidence à Cassis à la fondation Camargo, financé par celle-ci et le LabexMed de l’université Aix-Marseille. Nous avons cherché à appréhender cette ville avec nos différents regards, en les entrecroisant. C’était difficile et intéressant, comprendre comment on arrive à se décentrer, de perdre ses repères et comment on les reconstitue collectivement.

Ferdinando FAVA : Il y a différents modèles de l’interdisciplinarité. Celui du collage par l’exemple, dans lequel chacun apporte un point de vue mais il n’y a pas l’effort de définir ensemble le problème avec des catégories nouvelles et là c’est très difficile. La difficulté c’est de trouver une interprétation qui s’exprime aussi linguistiquement et dans laquelle tout le monde se retrouve. Définir ensemble l’objet avec un langage partagé. Si on arrive à définir l’objet, ou le problème, alors quelque chose de nouveau émerge. Il y a des injonctions disciplinaires du fait de l’expertise de chacun qui pose une limite mais dans un espace tiers tel qu’un laboratoire, on n’est plus le maître, sa discipline ne prédomine plus.

HDG : Est-ce que être habitant suppose une personnalisation de son parcours rendu possible par le partage ouvert et accessible des données. C’est envisageable de personnaliser la ville pour chacun ?

Ferdinando FAVA : En Europe, il faut refouler tout ce qui est personnel dans l’espace public. Comme le remarque Hannah Arendt dans son ouvrage Vita activa e  : « Vivre ensemble dans le monde : c’est dire essentiellement qu’un monde d’objets se tient entre ceux qui l’ont en commun, comme une table est située entre ceux qui s’assoient autour d’elle ; le monde, comme entre-deux, relie et sépare en même temps les hommes ». Cela tient aux usages qu’on en fait et les objets dont on se sert, subsistent au-delà de l’usage que nous pouvons en faire. Mais tout ce qui est personnel n’a pas sa place dans l’espace public.

Nadja MONNET :  En même temps, sur Internet, on s’expose beaucoup, on parle de nos intimités. Ce qui me frappe c’est qu’on veut tout pacifier alors que le conflit peut être aussi un moteur. Il faut toujours que les espaces publics soient propres, en ordre, policés, sans aucun conflit. Je prends l’exemple que nous a donné Angela Giglia, lors de notre Forfait 3 jours de l’an dernier, du parc Alameda à Mexico. La mairie voulait le refaire car elle le considérait comme dégradé alors qu’il était hautement fréquenté mais pas par la population souhaitée ! Le message de propagande était « Redonnons le parc aux citadins ». Cela pose à nouveau la question de qui a le droit à la ville. La réouverture du parc après 10 mois de travaux s’est faite en grande pompe mais cela n’a jamais vraiment fonctionné car les populations qui avaient l’habitude de s’y retrouver ne se sont plus senties autorisées à l’utiliser. Le parc a fonctionné un certain temps comme la carte de visite du quartier, comme le salon d’un appartement bourgeois qu’on présente lorsque l’on reçoit des gens. Très peu fréquenté. Puis ça s’est dégradé. L’intention de l’institution était d’établir ou de rétablir l’ordre mais ensuite elle a été incapable de le maintenir malgré le dispositif mis en place.

HDG : Etre habitant ? cela représente des défis pour la ville ?

Ferdinando FAVA : Il y a beaucoup d’enjeux et ils sont différents et lourds. Parce que se met en jeu la possibilité d’établir des liens, d’articuler l’intimité dans la dimension publique, l’individualité et le collectif voire de prendre en compte le genre. Par exemple, le mouvement Parkour révèle au travers de ses actions notre rapport à l’espace public, au-delà des règles de ceux du designer. C’est intéressant car cela montre comment la transgression des règles inscrites dans l’objet spatial du designer, qui a fait par exemple des marches, révèle la construction sociale de cet espace. Savoir qui va utiliser mon espace ou mon objet, c’est essentiel. C’est pour cela que les designers, les architectes font appel aux anthropologues pour avoir des études ethnographiques de l’objet. L’architecte ou  le designer doit se mettre à la place de l’usager . Tout ce rapport à l’objet témoigne aussi d’une injonction à l’action, y compris pour le design.

En savoir plus :

Ferdinando Fava : Banlieue de Palerme*, une version sicilienne de l’exclusion urbaine.

Monnet Nadja, San Román Beatriz, Marre Diana (2016 à paraître) Étrangers dans leur ville ; Les jeunes issus de l’adoption internationale dans la ville de Barcelone. Ethnologie française, nº3.

Etre Habitant ? : Chantiers de réflexion 2013-2018 disponible sur le site laa.archi.fr

Crédit des photos : C. Chéron.