Repenser la production et la transmission du savoir : l’organologie d’après l’IRI

mars 25th, 2016 Posted by Art numérique, Interviews, Objet et savoir-faire No Comment yet

Comment repenser la production et la transmission du savoir ?

Praticien des transferts de technologie et du montage de projets entre le monde culturel et celui de la recherche depuis 1993, Vincent Puig a précédemment été Directeur de la valorisation scientifique à l’IRCAM (Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique). Rencontre avec Vincent Puig, co-fondateur de l’Institut de Recherche et d’Innovation (IRI) du Centre Pompidou.

Holocene Design Gallery : Pour paraphraser Bernard Stiegler, « Il y a une prise de conscience collective de l’impact des activités humaines, et il s’agit essentiellement d’une question de design puisque 80% de l’impact environnemental d’un produit, d’un service ou d’un système se décide au stade de l’élaboration, de la conception. » Selon vous, le design a –t-il été un contributeur, ou un accélérateur, de l’avènement de la société de consommation ?

Vincent Puig : Je ne pense pas que le design soit le point de départ. Ce serait une erreur. Même si depuis l’origine de l’IRI on a beaucoup travaillé sur les méthodologies de design car elles sont pour nous extrêmement opérantes et rejoignent les processus de recherche-action ou de recherche contributives.

Avant de parler de design, nous parlons d’organologie. Nous avons organisé l’année dernière un colloque avec l’ENSAD sur l’organogénèse qui était précisément à destination des designers comme proposition méthodologique et pour le design. L’organologie est un terme employé au départ dans le champ de la musique. C’est la science des instruments au sens large, pour produire la musique ou pour l’écrire.

Mais pour nous, l’organologie n’est pas qu’une question technique, c’est aussi une question sociale. Un Ciné Club, l’ENSCI, le Centre Pompidou, ce sont des organes sociaux, et ce sont pour nous des vecteurs de production du savoir au sens large : savoir académique, savoir-faire ou même savoir vivre. Et la troisième dimension de l’organologie générale, c’est le biologique. C’est important à l’heure où les sciences cognitives font d’énormes progrès, de bien comprendre les mécanismes du cerveau, de la perception, de la conscience et surtout d’anticiper comment l’évolution du cerveau va se conjuguer ou pas, avec l’évolution des machines.

Finalement avoir une approche organologique à la fois dans le champ technique, social et biologique, cela permet de mieux comprendre l’articulation de l’homme avec le numérique et la technique. A partir du moment où on regarde les choses sous cet angle organologique, on est très proche de la démarche du design.  Car lorsqu’on parle de design d’objet, de design de services, ou même de design du vivant, on retrouve les trois dimensions de l’organologie.

Holocene Design Gallery : Si l’organologie et le design sont proches, ont même des caractères communs, qu’est-ce qui les différencie ?

Vincent Puig : C’est une bonne question, qui n’a pas été traitée frontalement dans le colloque à l’ENSAD. L’organologie a une visée épistémologique. On essaye de se dire : « qu’est ce qui à partir d’une organologie donnée va changer dans la production du savoir ? ». Un designer va procéder de manière organologique quand il souhaite étudier le design d’une ville ou d’une organisation. Il va étudier comment les technologies, les structures sociales et les gens eux-mêmes peuvent modifier les usages.

A l’IRI nous parlons plutôt de pratiques que d’usages. Le terme de « design des usages » est réducteur. On parle de l’usage d’un objet ou de l’usage d’une ville. Du coup, on est déjà dans une attitude de consommation. On peut distinguer en effet :

  • la valeur d’échange (je vends, je loue ou j’échange un bien),
  • la valeur d’usage (je ne vends pas le bien mais je valorise la possibilité de son usage par une location, un droit d’accès, des abonnements etc.),
  • mais, il y a selon nous un troisième niveau à considérer qui est la valeur pratique qui n’est pas forcément monétisée. La pratique d’une ville dépasse largement l’usage des transports, des magasins, des cinémas, etc.

C’est peut être un élément de différenciation entre le design et l’organologie dans la mesure où lorsque l’on ne peut pas parler d’usage d’un savoir, ou si l’on considère une œuvre d’art, on ne peut pas parler de l’usage d’une œuvre d’art. Ce sont des choses qui ne se consomment pas. L’usage est inclus dans la pratique, la pratique englobe la dimension d’usage et la dimension d’échange.

Holocene Design Gallery : Le caractère dynamique et composite de toute cette production de savoir ne semble pas forcément être acceptée par le monde de l’industrie en relation avec le design. Comment l’expliquez-vous ?

Vincent Puig : D’un point de vue macro, c’est pour nous lié au caractère entropique du capitalisme. Dans un modèle (Schumpétérien, de destruction créatrice) capitaliste, vous êtes obligé de privilégier la valeur d’échange ou la valeur d’usage c’est à dire un modèle où les produits doivent se consommer, c’est à dire se détruire pour pouvoir être remplacés. Bernard Stiegler introduit ici la question de l’ économie libidinale. Au XXème siècle, au-delà de la question de la destruction créatrice, se pose la question de l’industrialisation et de l’économie des désirs. Avec la publicité, le marketing, il faut actionner plus en amont la pulsion consommatoire. Stiegler mentionne souvent Edward Louis Bernays, père de la publicité aux Etats-Unis et qui était le neveu Freud.

Holocene Design Gallery : Certains collectifs (comme OuiShare) vont vers cette production de savoir, et cherchent à en faire des activités économiques. Pourquoi cela a du mal à percer dans l’espace public ?

Vincent Puig : La première point à souligner c’est que nous sommes pris dans un mouvement entropique général qui n’est plus lié à l’expansion naturelle de l’univers mais qui caractérise à présent ce que l’on nomme l’Anthropocène. Avec les fermes de serveurs et les data centers, on est pris dans une logique entropique qui gaspille de plus en plus d’énergie. C’est l’Entropocène, avec un « E » comme entropie.

Notre proposition consiste à créer des circuits néguentropiques au sens de l’entropie négative inspiré des modèles du vivant. Plutôt que de produire des réseaux sociaux à la Facebook ultra entropique, parce que voués à une démultiplication exponentielle des liens, il faudrait créer des réseaux favorisant la création de groupes plutôt que la mise en avant des individus.  Favoriser l’écriture contributive plutôt que l’ex-time (exposition de son intimité). Les réseaux décentralisés ou les systèmes pair à pair sont très intéressants dans cette dynamique parce qu’ils obligent à une certaine solidarité et responsabilité vis à vis de l’architecture du réseau elle-même (par exemple avec les réseaux TOR , Diaspora, ou Crabgrass). On a là des réseaux sociaux qui reposent sur une organologie socio-technique qui induit une production de savoir néguentropique.

La deuxième piste de recherche porte sur lherméneutique dans le champ numérique. Avec le Big Data, ce sont les machines qui catégorisent pour nous, et qui à partir de cette catégorisation nous recommandent toute sorte de choses. Dans ce contexte de perte de capacité de catégorisation humaine au profit des machines, comment peut-on mettre l’automatique au service de la désautomatisation, le calculable au service du non calculable. Le web herméneutique c’est développer des formats d’interprétation et plus précisément des formats d’annotation. L’IRI travaille sur des outils d’annotation, c’est à dire permettant de commenter un processus, de l’indexer et de le catégoriser. Dans le champ numérique, c’est important de générer cette capacité d’annotation :

1) pour développer l’esprit critique et l’écriture contributive : mettre les gens ensemble pour confronter des points de vue sur un document

2) plus précisément pour annoter et comprendre les processus algorithmiques. Etre capable de faire de l’annotation sur des données, ou sur la visualisation de ces données (interpréter une courbe par exemple). Car il n’y a pas de données brutes ou « naturelles », il y a des données calculées, il faut donc pour les comprendre, comprendre les algorithmes. Des standards d’annotation se développent qui pourraient s’adapter à l’interprétation du Web en général (voir groupe W3C, open-annotation et web annotation). Les formats d’interprétation doivent se conjuguer aux formats du web sémantique. A partir de là on peut imaginer des coopératives de savoir à condition de bien interfacer les processus automatiques avec des processus non automatiques. Une connaissance est calculable pas un savoir. Un savoir est lié à un acte public, et même à un acte de publication. Un savoir passe aussi par le développement d’un jugement qui est le produit d’une perception et d’une catégorisation plus ou moins retardée et donc laissant plus ou moins place à l’imagination (Cf. Jean-Marie Schaeffer). Cet capacité à retarder la catégorisation (et donc le calcul) est une des conditions de possibilité de l’herméneutique. L’autre condition c’est la confrontation à l’autre. Il faut toujours installer cela dans une perspective collective : Gilbert Simondon et Bernard Stiegler après lui nous apprennent que la technique est ce qui permet de nous trans-individuer. Par exemple : c’est par l’écriture que je vais pouvoir communiquer, échanger et constituer des savoirs. Il n’y a des savoirs que collectifs. Un savoir purement individuel ne serait pas un savoir mais une connaissance chez Simondon.

Un élément distinguant le savoir de la connaissance, c’est la socialisation. Et cela donne une valeur énorme à l’objet technique chez G. Simondon pour qui elle fait le lien entre l’individuel et le collectif. Ce moment qu’il nomme le transindividuel s’apparente chez lui à du spirituel. L’ingénieur est une figure quasiment sacralisée car il est celui qui a conscience de la sociabilité de l’objet qu’il fabrique pour la collectivité. Cela confère une énorme responsabilité au concepteur, parce qu’il ne doit pas faire des objets fermés ou réservés à un seul individu. Aujourd’hui, G. Simondon condamnerait les objets qui ne seraient pas Open-source, pas ouvert, pas ré-appropriables, pas réparables (cf. son livre « Du mode d’existence des objets techniques »). Il a une vision fine et très exigeante de ce qui dans les objets doit être le vecteur de l’individuel au collectif. Lui parle du passage de l’individuation psychique à l’individuation collective (cf. son livre « L’individuation psychique et collective»).

Il y a des éléments objectifs que l’on trouve en anthropologie et notamment chez André Leroi-Gourhan, qui montrent comment les objets techniques et la manière de les fabriquer va induire des pratiques sociales, voire des pratiques religieuses.

Pour G. Simondon, il n’y a pas de frontière entre technique et symbolique et c’est pour cela qu’il parle de « techno-esthétique ». La symbolique pure en design, coupée de sa fonction utilitaire est très dangereuse. Même l’œuvre d’art n’est pas séparable de son support technique.

Holocene Design Gallery : Quelle est votre approche, votre pratique à l’IRI concernant ces questions ?

Vincent Puig : A l’IRInous essayons de concevoir des protocoles de catégorisation qui favorisent le passage de l’individu au collectif. Concrètement, il s’agit de proposer des méta catégories. Les catégories sont descriptives, sémantiques alors que la méta-catégorie décrit non pas l’objet lui-même mais la relation que j’ai avec l’objet et c’est cette relation qui va être partagée ou confrontée à celle des autres. Ex : je comprends ou bien je suis troublé (comme l’esclave de Ménon chez Platon est troublé car non seulement il ne comprend pas comment trouver le double de la surface du carré mais il est aussi troublé parce qu’il ne comprend pas la question que Socrate lui pose).

Pour un designer, tous ces processus de catégorisation sont importants à maîtriser dans un contexte société de consommation où l’on privilégie les mots à la mode pour être plus écouté mais pas forcément bien compris.

L’organologie et le design on en commun de travailler sur ce lien de l’individu au collectif. Sur la relation et non sur une approche substantialiste des objets. Il faut toujours se placer dans un contexte de projet, créer des systèmes dynamiques, s’intéresser à la catégorisation plutôt qu’à la catégorie, plus au savoir qu’à la connaissance.

L’organogénèse donne des perspectives nouvelles pour renforcer le design dans sa capacité de processus. Le designer s’intéresse à l’industrie. La politique industrielle des technologies de l’esprit, c’est la vocation de Ars Industrialisouvert à tous les gens qui sont persuadés qu’il y a quelque chose de nouveau qui se joue avec le numérique pour la production des savoirs, des savoir-faire, des savoir-vivre. Au sein d’Ars Industrialis, le groupe de travail sur l’économie de la contribution, réfléchit au futur du travail dans un contexte de diminution de l’emploi salarié.  C’est la proposition du revenu contributif, revenu indexé sur des activités néguentropiques et construit sur le modèle des intermittents du spectacle.

En savoir plus :

Le site de l’IRI

Autre sites de recherches rattachés à l’IRI : Les RENKAN sur Histoire des arts , Cours en ligne , cours  Pharmakon

 

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